C.L.
POURQUOI J’AI ÉCRIT C.L.
La quatrième de couverture n’a habituellement aucune importance. Elle ressemble à la façade d’un ministère. Comme objet de curiosité, elle ne vaut rien. Il vaudrait mieux se donner rendez-vous ailleurs.
J’ai pris beaucoup de temps à écrire ce livre. Trois ou quatre ans… À Los Angeles, je passais des journées à attendre la pluie et à prendre des notes. Je m’étais acheté une bicyclette. J’habitais un petit hôtel sur l’avenue Hermosa. Je m’assoyais à un bar et je regardais la foule comme on regarde des disparus. Si vous avez déjà ressenti cet affaissement de tout votre être, vous allez me comprendre.
Certains prennent le ton du communiqué de presse. L’auteur a écrit une dizaine de bouquins, un essai sur l’histoire et bon, voilà, il a composé une fresque ou une épopée… Ou alors peut-être qu’il est un de ces types qui recherchent de nouvelles formes d’expression, hé hé! Il habite un quatre et demi qui ressemble à un temple hindou. Il a reçu de nombreux prix.
Je ne sais pas combien d’heures il vous reste sur la terre et quelle sera votre dernière réplique. C’est peut-être ça le sujet de Conséquences lyriques, qui devrait paraître chez Québec Amérique à l’automne 2010.
Je crois que lorsque je vous ai rencontré, je n’écoutais que la chute de vos phrases. J’ignore votre nom ou je l’ai oublié. Il m’arrive de penser à vous et à ce qui nous éloigne. J’ai horreur du temps, parce qu’il se répète. C’est comme de la musique composée pour des imbéciles.
La quatrième de couverture ressemble à une carte de condoléances. Cet encadré ne requiert qu’une minute de votre temps. On y voit habituellement la photographie de l’auteur, dans une pose avantageuse. On ne le voit pas quand il part avec sa bicyclette et que, au coin d’une rue, il se met à rigoler tout seul.
COMMENT J’AI RENCONTRÉ KATE PRATT
C’est curieux comme tout devient très organisé : chacun est là à s’exprimer avec des mots et à chercher l’autre, et c’est comme si l’on se gavait d’images, de chansons, d’idées et de névroses. Chaque écrivain est une petite entreprise qui soigne son image, et qui y croît! Et ce déversement de mots n’est même pas lié à un processus émotif. C’est le besoin de croire en soi et en son image de marque, comme celle de Levi’s ou de Versace.
Que fait la littérature dans tout ça? Rien, évidemment. Pas question d’éterniser un instant ou de faire une représentation burlesque du monde. À quoi bon! Je veux que vous sachiez que votre souvenir a été impitoyable dans ma vie, et que je pense à vous.
J’ai rencontré cette journaliste de faits divers par hasard, durant l’une de ces soirées mondaines à L.A. où il y a toujours un invité qui fixe sa coupe de vin sans bouger et un autre qui vous parle de la ligne défensive des Chargers et une autre encore qui est spécialiste de musique dodécaphonique et qui connaît la littérature québécoise – cela fait partie du paradoxe de l’Amérique – d’être ignare, centré sur soi, et d’avoir les meilleurs spécialistes sur tous les sujets – et lorsque je l’ai vue je me suis dit tout de suite que son visage détruisait une partie de mon passé. J’étais sur le point de partir quand Bill me l’a présentée.
Bill vivait cette grande peine d’amour en flirtant avec tout ce qui portait une jupe. Je ne sais pas si je l’ai correctement décrit dans Conséquences lyriques. Je ne crois pas – ou alors juste quelques traits généraux, sur sa stature, peut-être son poids. Bill avait des cheveux blonds clairsemés qui étaient presque roux et il avait vraiment la prestance d’un écrivain illustre – je veux dire de quelqu’un de sérieux qui écrit pour la télévision et qui connaissait les actrices les plus en vue qui résidaient à L.A.
– Kate, let me introduce you to this guy…
Le réseau me fait penser à un vieux banquier qui aurait lancé de la fenêtre de sa limousine toute sa menue monnaie. Il y aura toujours de pauvres gens pour croire qu’il partage sa richesse.
QUELQUES PETITS CHANGEMENTS
Fellini disait que la matière première de ses films était le temps. Il n’y a qu’à penser à ces moments où ses personnages sont plongés dans l’obscurité et où une musique burlesque se met à jouer en sourdine. Ou lorsque le vent souffle avant le générique et que l’on ressent soudainement, nous aussi, le besoin d’ouvrir une porte et de marcher dans la nuit. Le temps humain est une expérience affective. L’espace aussi.
Il est également possible de jeter un coup d’oeil sur la très belle proposition de Dominique Dupuis pour la couverture du livre. J’ai beaucoup aimé ce déplacement géographique du fameux Hollywood de Mount Lee transporté sur le Mont-Royal…
C’est comme lorsque vous êtes sur le point de vous endormir et que vous sentez tout votre corps s’écailler, puis perdre peu à peu sa consistance et devenir impersonnel – et que vous vous promenez sous une petite averse au milieu de votre salon en vous demandant d’où provient cette grande horloge qui appartient au passé – on ne voit plus d’horloge aujourd’hui – j’en cherchais une dernièrement dans un aéroport – puis, sans transition, vous êtes couché sur le dos, vous relevez la tête pour regarder le panneau Hollywood sur le Mont-Royal…
CONSÉQUENCES LYRIQUES EN LIBRAIRIE
Conséquences lyriques vient de paraître. Disons que toutes les questions obsédantes sur : qu’est-ce que la littérature? – et pourquoi j’en suis prisonnier? – et : est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau fraîche? n’ont plus aucune pertinence.
Depuis quelques années, je ne pense plus à me séparer du monde. Un livre est une nébuleuse. Je connais certaines lois qui régissent ce monde et je ne fais que soupçonner les autres. Le premier texte était sur le type obsédé par les Extraterrestres. Puis tout s’est écroulé. Et le livre est là sur les tablettes des libraires.
Ça s’est écroulé à plusieurs reprises comme de la neige qui tombe durant une tempête. Est-ce à dire que je devrais interpréter tout cela sous l’éclairage de la théorie du refoulement? Un livre c’est comme des petits fanions que l’on place sur un territoire tandis que l’on s’éloigne. Les fanions nous donnent l’impression un peu ridicule que nous sommes en train de le conquérir.
Je perds peu à peu toute affinité avec la littérature, les littérateurs, les livres, les publications, les éditeurs, les agents littéraires, les critiques. Et j’aime toujours plus le silence qui entoure un roman, la suspension du temps, ce truc extraordinaire qui se déroule lorsqu’une phrase existe réellement, qu’elle prend vie. Le silence de la lecture.
Je viens de tondre le gazon… Les outardes passaient et je leur ai crié qu’il était encore bien trop tôt pour foutre le camp. Les connes. Puis je suis rentré et j’ai tapé ça. J’ai pris une photo de ce matin du 4 octobre 2010. Ma gueule.
UN AUTRE CORPS QUE LE MIEN
Des chemins secrets nous rapprochent des êtres humains qui nous entourent, et de ceux qui ont disparu. Ce sont les moments de séparation qui sont les plus émouvants et les plus révélateurs. Dis-moi adieu et je vais enfin te connaître. La solitude des gens apparaît, même dans la fête la plus bruyante. Ce n’est pas seulement le poids d’une vie qui surgit dans les traits ou dans une expression, mais plutôt une espèce de dédoublement, de brouillage dans les repères temporels, de murmure.
Les photographies me font souvent cet effet. Je pourrais presque les choisir au hasard. Celle-ci par exemple m’est tout à fait étrangère. Ces dernières années j’ai consulté beaucoup de documents visuels présents ou passés de la région de Los Angeles. Ici, les personnages apparaissent comme des accessoires. Ces deux femmes sont suspendues au-dessus de Los Angeles dans un effort magnifique où la présence humaine devrait être d’autant plus soulignée. Ne s’agit-il pas avant tout de l’affirmation d’une maîtrise des éléments, d’une production de l’esprit que d’aucuns auraient pu croire aberrante et qui s’exprime dans cette architecture défiant les lois de la gravitation?
Les deux femmes sont tournées l’une vers l’autre. On pourrait croire qu’elles discutent – et pourtant elles sont éloignées, et séparées de la ville des anges à leur pied. On ne peut pas être certain de leur expression. Leurs robes accentuent leur silhouette et donnent l’impression que ces femmes sont disposées dans l’espace, avec précision, comme les meubles minimalistes et les luminaires. Elles sont réifiées, et n’ont plus leur place dans cet autre monde lointain – la réalité – qui n’est composé que d’une constellation de lumières qui scintillent. Les lois de l’esthétique semblent avoir comme effet d’annuler l’action du temps.
Cela fait penser au très beau livre de Kate Millet, qui s’attardait à décortiquer les mécanismes idéologiques derrière les images qui apparaissaient dans les magazines de l’époque. J’ai toujours été sensible aux constructions idéologiques : parce qu’elles renferment des drames innommables, tout en nous invitant à venir nous détendre au théâtre! Parce que leur beauté – la beauté idéologique! – est composée de souffrances et de supercherie. À tout cela, l’être humain a toujours été habile. Mois aussi sans doute!
Nous vivons dans un monde où les images se sont multipliées de manière exponentielle. Sur Facebook, dans les messages vidéo par cellulaire, nous sommes en constante représentation. Notre époque apprécie de plus en plus la mise en scène, la préparation du visage, la matière organique élevée au rang de l’idéologie, le corps réifié, anesthésié, rempli d’une émotion feinte ou exagérée et qui affirme au fond que l’esprit critique, la réflexion, n’est qu’un obstacle de plus au bonheur!
CÉLINE DION
Une statuette de la vierge Marie était collée au tableau de bord et un chapelet pendait du rétroviseur. Le conducteur parlait un mélange de français et d’anglais, avec cet accent slave qui nous rappellait que nous n’étions pas loin de l’Orient. La nuit venue, Bucarest reprenait sa silhouette de grande ville issue d’une époque révolue, perdue aux confins du monde, qui oscille entre le chaos économique, l’investissement immobilier des grands consortiums allemands et les salles de danse disco bringuebalantes.
Le chauffeur était heureux car nous venions du pays de Céline Dion. Avec son front plissé, ses cheveux noirs, son veston laineux et sa capacité de synthèse hors du commun (Canada? Québec? Céline Dion!), il partageait avec nous une expérience émotive. La chanteuse nous permettait d’aller au-delà de ce qui nous séparait, dans une zone où les différences étaient estompées. L’expression d’un bonheur sans cesse renouvellé à la radio de tous les pays du monde.
Quiconque a voyagé a vécu ce moment. Vous êtes dans un grand aéroport international, à moitié endormi, à attendre sur une banquette inconfortable votre transfert vers un autre Boeing et soudainement la Voix surgit. Dans la prodigieuse ascencion d’un désir qui vous promet le bonheur, dans l’expression épurée d’un être qui lutte contre les éléments, l’amour, la solitude ou l’espoir. Céline Dion réussit ce tour de force avec sa seule voix et une fabuleuse équipe de marketing.
Conséquences lyriques est un roman sur l’échec. L’antithèse de notre diva nationale. L’échec est la pierre angulaire qui permet d’écrire en créant un écart entre la réalité et le langage : la poésie et l’humanité se réfugie là. Non pas dans la chanson, mais dans toutes les failles et les quiproquos qui naissent de la chanson!
PREMIÈRE CRITIQUE SLAVE
Elle est arrivée comme un officier russe dans un corridor vide. hé hé! Elle est arrivée comme Anna Karénine. hi hi!
Elle est arrivée en dérivant comme si elle était sur le pilotage automatique et qu’elle avait traversé le détroit de Bering par erreur (ou parce qu’elle avait trop bu de vodka?). Pourquoi je pense à la Russie? Comme, comme, comme.
La première critique est essentielle pour l’identité du livre qui maintenant se trimbale sans moi. C’est un peu comme si on venait de me couper les parties génitales. Et je n’ai pas terminé avec les comparaisons. Durant cinq années j’ai eu l’impression de piétiner et de chuchoter dans le noir et pouf : abracadabra : une première critique paraît et ma tête n’a pas encore roulé par terre.
Au lancement au Lion d’Or j’ai rencontré pour la première fois Dominique Dupuis qui a fait la couverture du livre. Il n’a pas du tout l’air d’un cyborg. Il n’a pas non plus l’air d’Arthur Dick (je connais pas) ou de Marcus Witchcraft. Ni d’un officier russe d’ailleurs. Il a pas non plus le regard d’un acteur. Il a un regard attentif et plein de mémoire. Il y avait également Julie Hétu : lisez Baie Déception, si vous cherchez un grand livre où il y a du silence et de la neige.
JE N’ÉCRIS PLUS DE ROMAN
Ce n’est pas vraiment un roman – pour moi – c’est-à-dire que l’on n’est pas en face d’une prose savamment organisée qui cherche à se positionner dans le grand marché du livre – vous voyez – tout ce qu’un roman peut être, des histoires encadrées, des histoires drôles, des histoires tristes, des portes que l’on ouvre et derrière il y a une surprise – et puis le martèlement du temps, les conséquences des actions et surtout des caractères : c’est là, bien sûr, mais il n’y a au fond qu’une grande interrogation derrière chaque mécanisme de la narration. c’est pour moi un questionnement du roman et du romanesque.
C’est la fin du roman, de la même manière que nous avons assisté à la fin de l’histoire, comme on l’entendait au milieu du vingtième siècle – et ce n’est certainement pas un hasard si l’on se retrouve aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, au milieu d’une guerre de religion. Je veux dire que la grande période des guerres de religions se situent hors de l’histoire, dans un continuum où chaque pensée assume une pérennité, où chaque pensée est éternelle comme peut l’être la beauté des idées.
C’est toujours curieux de voir quel est le sens de la réalité d’une époque donnée, et combien chaque époque croit fermement, naïvement, totalement, à son interprétation du réel…
QU’EST-CE QUE LA LITTÉRATURE
La littérature est un bon sujet de conversation à la table. Impossible de trouver une justification algébrique du champ littéraire. Il m’arrive souvent d’y penser comme d’une activité parasitique.
Pourtant, si la littérature se réfère à l’ensemble des écrits proposé par une autorité culturelle quelconque, la difficulté réside à délimiter ce territoire – de ce coin de rue à l’immeuble là-bas -, à s’assurer qu’il réponde à un programme ou à une vision cohérente, à certains critères ou à certaines catégories joliment kantiennes.
Comme écrivain, certes, il m’arrive d’en parler à la table en bouffant du spaghetti et en buvant du vin. Lorsque j’en parle, j’essaie d’être sincère et de ne pas sombrer dans toutes ces merveilleuses voies de contournement, déplacement astucieux du sens, dérapement contrôlé du langage ou superbe étymologie heideggerrienne et autres ignominies du langage qui font les délices des rhéteurs et des ivrognes. Hé hé!
J’ai mordu son ventre et j’ai eu l’impression que des milliers de poissons frayaient sous la peau. J’espérais y laisser mon empreinte.
Bon, remarquez que la littérature n’est pas un bon sujet de conversation lorsque vous servez les hors-d’oeuvre. Les convives sont sur leur garde. Ce n’est pas encore le temps de la récréation! Les gens cherchent à être intelligents ou, pire, créateurs.
La littérature ne fait pas le poids près des milliers de morts sur nos écrans cathodiques. Citez alors Emma Goldman : à quoi sert la révolution, si on ne peut pas danser, disait-elle. J’aime Emma Goldman : lisez L’épopée d’une anarchiste. C’est pour cela que nous voulons la révolution et la liberté. Pour préserver la meilleure part de notre humanité.
Alors j’ai écrit sur ce type qui était obsédé par les Extraterrestres et en fin de compte ce livre a sans doute été reçu comme une sorte d’expérimentation, quelque chose qui exigeait de chaque lecteur de la spiritualité, pire de la capacité d’analyse, je ne sais pas, quelque chose d’affreux.
Pourtant, je vous le dis : à votre prochain repas, abordez la question de la littérature – citez Conséquences lyriques – disons après la salade et le premier plat – et vous allez rire comme un cheval!