Usman
Les critiques et Usman
Le livre est terminé. C’est un peu comme une maladie. Je veux dire, pas comme le paludisme. Comme un rhume, disons. Une promenade sous un ciel bas et gris, des rues venteuses, quelques piétons effarés qui parlent au cellulaire. Tu te retrouves à manger un hot-dog au coin d’une rue. C’est terminé. Les critiques ne croient pas qu’il s’agit d’une chose indispensable. Ils ont raison.
Tout de même, mes sentiments ne sont pas travestis. Ma mémoire, c’est comme un mal d’estomac. Je plaisante. Je plaisante parce que je crains parfois le pire. J’ai l’humour british.
J’ai aimé Londres, mais bien sûr j’ai aimé avoir vingt ans. J’ai aimé Usman. J’ai aimé tout ce que je n’ai pas compris de lui.
la vérité
Les livres sont faits de silence. Personne ne les lit et pourtant on les retrouve dans les aérogares. Ce sont des cachots où l’on se laisse enfermer. Lorsque je lis quelques phrases, je me sens comme un rat d’égout. Je trottine dans le noir et je n’ai pas d’ambition. Il fait si sombre! Le monde devient rudimentaire. Vous voyez un peu? Un sentiment de quiétude et de vide m’envahit.
Le père d’Usman est en librairie. Mon garçon Zoé m’a dit qu’il lirait le livre – cela me fait tout étrange. Évidemment, l’ironie, c’est que le temps n’est plus accessible. On a beau faire. C’est autre chose.
Cette idée de vérité c’est une idéalisation qui est tout à notre honneur. En fiction, il y a toujours le risque de trop en faire. J’ai essayé d’être juste : c’était comme ça en Angleterre au début des années 80. Est-ce qu’on ne s’attend pas toujours à ce qu’il y ait un spectacle permanent? Alors là, c’est chouette, il n’y a plus rien. Au fond, deux phrases me suffisent.
Le manuscrit chez l’éditeur
J’ai remis le livre à mon éditeur. C’est curieux. Parfois on se sent résigné à la fin d’un livre, ou secoué par des doutes, ou on a l’impression d’être sur un toit et de regarder les nuages, ou de se promener avec des menottes, ou… Mais là, je suis tout à fait serein.
En une phrase? C’est l’histoire d’un type qui ne peut pas parler, et de son meilleur ami qui ne le comprend pas. Le titre final est : Le père d’Usman. Tout le travail de ce livre a été de mettre des choses à l’extérieur du livre, mais de les repousser si fortement qu’on pouvait les voir. Mais, si peu de gens ne peuvent pas parler, beaucoup ne veulent pas voir…
Bande-annonce du livre
À l’extérieur du livre
Je ne l’ai pas écrit dans le livre, mais quelques jours plus tard, Usman est parti au Pakistan pour les funérailles de son père. Je voyais moins souvent Avril, qui ne venait plus au Chaos. Alex avait abandonné l’université et habitait un petit appartement avec Smitthy. J’étais allé souper avec eux un soir.
J’avais loué une chambre dans Hamstead, au 9 Langland Gardens, que j’allais occuper durant les deux années suivantes. À ce moment, je venais tout juste d’obtenir mon statut de résident du Home Office. J’avais accompli toutes les démarches préliminaires pour devenir un insulaire. Je travaillais pour la chaîne de nettoyeurs à sec Perkins.
La propriétaire de l’immeuble où j’habitais avait enseigné les mathématiques à Javeria. Elle louait des chambres à des étudiants. Elle habitait une grande maison de briques victorienne avec ses deux filles.
Elle avait vraiment l’air d’une professeure de mathématique, avec son visage sévère et anguleux et ses lunettes de lecture pendues à son cou. Parfois, en payant le loyer, j’avais une brève conversation avec elle dans le corridor d’entrée qui conduisait à ma chambre. Cette femme au regard scrutateur me posait quelques questions sur ce qu’elle appelait mon séjour. Je lui parlais des musées que je visitais, de la brasserie de Keats, de tout ce que je découvrais, et parfois aussi d’Usman, puis on se quittait.
Ses filles riaient dans des robes colorées et ressemblaient davantage à leur père : elles étaient légères, exubérantes, joufflues. La plus jeune de ses filles portait des robes imprimées de petits pois et regardait les bandes dessinées à la télévision en riant bruyamment, tandis que l’ainée faisait des gammes au violoncelle le matin avant de partir pour l’école. Je les apercevais par la baie vitrée ou je les croisais dans l’entrée : des filles intelligentes, studieuses et enjouées.
La cadette aimait me parler du Canada, qui lui apparaissait comme un pays rempli de bêtes fabuleuses et de plaines enneigées où les chemins ne conduisaient nulle part, où les habitants se promenaient en raquettes. Les épinettes se tenaient au garde-à-vous jusqu’au soir.
– Pourquoi est-ce que tu as cet accent? Est-ce que c’est l’accent du Canada? me demandait-elle.
– Les gens ne parlent pas bien l’anglais, là-bas?
– Est-ce que tu es venue en bateau?
Le père venait chercher ses filles un week-end sur deux. Il s’installait au piano dans le salon et reprenait la même sonate de Chopin : un truc brillant qu’il martelait comme s’il faisait tourner les rouleaux d’un piano mécanique.
Il arrivait dans une voiture sport. C’était un homme charmant, un homme d’affaires qui devait passer du temps au gymnase pour avoir une aussi belle prestance. Il était l’antithèse de la propriétaire, qui ne cherchait jamais à séduire ou à plaire.
– Vous vous êtes ennuyées de moi? s’exclamait-il.
– Où est-ce qu’on va manger?
– Sur un bateau, mes chéries!
– Un bateau! Oh! Oh!
Un mois environ après avoir emménagé, j’ai reçu une carte postale en provenance d’Hyderabad où l’on voyait un temple hindou envahi par des statues, un palmier poussiéreux, et une petite fille qui se promenait pieds nus dans un sari coloré. Un ballon rose se frayait un chemin haut dans le ciel. À l’arrière, Usman avait dessiné une main.
Fin de Westminster Abbey
Le livre est terminé. Je crois. J’ai essayé de le résumer ainsi à mes proches : c’est l’histoire d’un type qui ne peut pas parler, et de la seule personne qui l’écoute qui ne le comprend pas.
Durant la rédaction du livre, je suis allé voir les lieux sur Google Street. La rue où j’avais habité, au 9 Langland Gardens près de Finchley Road, est restée relativement la même.
Ma chambre donnait sur la rue avant. Des stores blancs sont tirés dans la grande pièce où j’habitais. Juste sous la fenêtre, on remarque toujours deux arbrisseaux. Ce sont des plants de mures.
Dans Google Street, si vous regardez, il y a bien ce ciel gris : un de ces ciels qu’on ne voit pas sur les panneaux publicitaires, car il est défait et sans éclat, plutôt terne. Peu de peintres se sont attardés à cette ondulation molle de la matière.
Les nuages ne sont pas habités par de drôles de dessins de fleurs ou des kaléidoscopes. Ce que vous voyez est lisse. Un pan de ciel s’affaisse légèrement près d’un immeuble. Il y a une tache plus sombre reléguée dans un coin.
la solitude
Tous les jours étaient gris. Il y avait pourtant des contrastes étonnants de lumière. Des lueurs illuminaient les brumes. La fébrilité que l’on retrouvait dans les stations de métro aux heures de grande affluence, ou sur les trottoirs du Strand, s’effilochait près de la Tamise où les chalutiers et les paquebots glissaient sur l’eau brune.
La solitude qui vous saisit au milieu de la forêt boréale et qui vous abandonne au bord du désastre, était ici brisée par les attroupements, les sculptures de bronze dans les parcs, les punks qui ressemblaient à des mutants. Le monde matériel n’était plus un fardeau.
Rien de trouvé
Désolé, mais ce que vous cherchez n’est pas ici.
Conséquences lyriques est bel et bien terminé. Bon, voilà, il a perdu toute son élasticité. Ce n’est plus comme du sable et des cailloux. Ce n’est plus comme une bête immobile, gélatineuse, qui attend dans l’ombre. Ce n’est même plus comme un foutu souvenir. Ce n’est pas comme une expérience de chimie, un objet de connaissance, une anecdote. C’est rien. Je n’en parle plus. Si vous cherchez des débris, allez à la bibliothèque. Je ne suis plus là. J’ai disparu. Je ressemble à un arbre. Disons un cocotier.
Ces années à écrire Conséquences lyriques, c’était chouette. Plus tard, je vais vous en parler comme d’un naufrage.
La vie est très longue. Il vaut mieux ne pas la compter. Le prochain livre ressemble à une guirlande de Noël. Il s’intitule Le brouillard couvrait Westminster Abbey.