Quelques verres de whisky

par Pierre Yergeau

Les corps ont bien sûr cette angoisse en eux. Ils tremblent de peur. Certains soirs je marchais dans la rue et je demandais aux piétons : « Bonjour ! Comment ça va ? » Par moments je ne savais plus s’il faisait nuit encore. Lorsque je me versais un autre verre de whisky, j’avais l’impression que le printemps cognait contre la vitre. J’entendais les outardes.

Les corps n’ont pas d’achèvement. Ils bougent de façon étrange. Parfois, ce sont presque des objets (lorsqu’on les regarde par la vitre du métro, par exemple). Collés les uns contre les autres, dans une foule, il n’y a plus de démarquage. Ils deviennent un organisme unique.

D’autres corps veulent réellement se réifier et ressembler à des poupées. Certains mannequins cherchent désespérément le naturel, avec un déhanchement exagéré ou une moue boudeuse. Dans le miroir, je me demande quelle part de l’inconscient reflue dans mes sourcils qui se soulèvent curieusement. Je ris.

Après quelques verres, mon corps s’affale. Il devient chaud et on dirait que l’esprit égaré prend le dessus. Le corps n’a plus d’appétit pour un temps. Il peut enfin abandonner le monde matériel. Il a fini de me niaiser. Le corps est évaché. Je peux me livrer à une sorte d’introspection dénuée de tout but. Mon corps me dit : « pourquoi veux-tu quitter le monde des apparences ? »