L’idiote

par Pierre Yergeau

 

 

Il est possible que Petite Ours était idiote. Certains disaient qu’elle avait été abandonnée au pied de la cathédrale d’Amos par une froide journée de novembre. La bonne du diacre l’avait recueillie. Elle n’était pas particulièrement enchantée, parce que cela voulait dire qu’il faudrait s’en occuper. La bonne s’appelait Adrienne. C’était une grosse fille paresseuse qui aimait plus que tout se promener dans les appartements de l’Évêque. Le saint homme portait des vêtements si splendides!

– Ce bébé-là est bien laid. Il a une grosse tache autour de l’œil et il a l’air malin. dit la bonne en grimaçant.

– C’est un cadeau du ciel, aurait répondu l’Évêque. Emmenez-le dans les cuisines pour le laver!

Le bébé était si sale qu’il avait été lavé et brossé comme une pomme de terre. Lentement, la chair nue et rose se dégagea sous les croûtes épaisses et, alors que les cuisinières s’attendaient à découvrir quelque chose de frêle ou d’osseux, un petit être spongieux et doux, elles ont éclaté de rire à la vue de la magnificence des chairs rondelettes, des vagues de bourrelets et de l’épaisseur des tissus couverts de lard et de duvet.

– Y’a de la couenne autour de l’os! s’exclama une cuisinière.

– La petite sent les fruits sauvages.

Son identité était perdue dans la graisse. Il fallut tirer le gras des jambes pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’une petite fille. Alors le bébé a été enroulé dans des langes et, après avoir cessé ses pleurs, dans la tiédeur reconquise, elle s’est endormie. Dans son sommeil, il n’y avait pas encore de forêt ou d’église ou de château de glace : il n’y avait que du froid et de la chaleur, de la douceur ou de la cruauté.

 

p.s. J’ai écrit cela hier – cela n’a rien à voir avec ce que j’écris présentement. Une sorte de rappel de L’écrivain public. D’ailleurs, je devais être invité aux Correspondances d’Eastman, pour ce livre, mais je crois qu’ils m’ont oublié!