Il n’y a plus de destinataire

par Pierre Yergeau

J’avais souvent l’impression en sa présence d’assister à un spectacle permanent. Cela passait par son regard, sa peau, ses yeux, son sein droit découpé, ses cicatrices, et sa voix qui résonnait comme une note de piano au crépuscule.

Peu à peu son odeur s’évanouit. Elle disparaît, se mêle au vent. Je le cherche dans ses vêtements. Il y a eu une interruption. Mais j’entends toujours sa voix qui résonne. Et je sens le souffle de sa disparition. Son dernier soupir et son dernier regard.

Sa voix était parfois désenchantée. D’autre fois elle était remplie d’une joie rayonnante qui me submergeait, moi, qui me tenais près d’elle, dans son ombre. J’étais son chien. J’étais celui qui était tout simplement heureux de se tenir près d’elle, à ses pieds. J’aimais son esprit, parce que je pouvais le toucher, le caresser.

Elle avait un kyste bénin au sein droit depuis son adolescence. Une masse, lui avait-on dit, dont il n’y avait pas lieu de se préoccuper. Un cancer du sein a été diagnostiqué au printemps 2013, un carcinome canalaire infiltrant qui avait atteint des ganglions. Nous avions pu sentir le kyste grossir de façon alarmante à la fin de l’hiver.

– Je suis persuadée que c’est le cancer. Comme ma mère! Comme mon père!

J’aurais voulu la rassurer, mais le kyste était différent. Ce n’était plus une masse molle, que je pouvais caresser et déplacer sous mes doigts avec les tissus adipeux. C’était un noyau dur, qui semblait prendre de l’ampleur.

– J’en suis certaine. Ils vont le confirmer.

J’étais à une cérémonie de remise de prix pour notre plus jeune garçon, un événement important à la salle municipale où il y avait de nombreux invités, lorsqu’elle m’a téléphoné. Elle avait eu son rendez-vous en toute fin d’après-midi. Elle était maintenant dans son automobile. Elle pleurait de rage. Elle ne voulait pas de chimio.

– Je ne veux pas! répétait-elle. Je vais devenir énorme, bouffie, et je vais vomir. Je vais devenir comme un rat de laboratoire! Je ne veux pas. Je n’en veux pas.

Il y avait plein de gens autour de moi. La cérémonie venait de terminer. Nous étions rassemblés dans un grand hall, où l’on nous servait du vin et des hors-d’œuvre. La salle tournait. J’étais hébété. Je ne pouvais m’imaginer ce qu’elle pouvait ressentir. Tout me semblait confus et incompréhensible. J’étais désarmé et sans mot. Des parents près de moi me demandaient ce qu’il se passait. Je ne pouvais répondre.

Ce mal que je ressens aujourd’hui, c’est comme une lettre que je ne peux mette à la poste. Il n’y a plus de destinataire. J’ai écrit La théorie de l’existence pour elle. J’ai écrit pour qu’elle puisse comprendre tout le désir que j’avais de la garder près de moi.

Je n’ai pas pu la sauver, bien sûr. Je n’ai pas pu lui épargner cette fin désastreuse. Je n’ai pas pu vieillir près d’elle, la soustraire à la mort, l’amener dans un lieu où il n’y a plus d’actes manqués, d’ironie, où il est inutile de se défendre.

– On s’en va vers la liberté, dit-elle dans une capsule Instagram que j’écoute en boucle.